En m’attaquant à la question du vieillissement et de la mort, j’aurais pu concevoir une pièce sur la façon dont nous organisons la fin de vie dans nos sociétés utilitaristes et libérales, sur les établissements médicalisés, la sociologie de la mort, le sénilité, etc. Je me suis bien sûr documenté sur tout ça. Mais à mesure que nous écrivions collectivement et que nous répétions L’âge de frémir, j’ai compris ce qui m’intéressait vraiment dans le fait de représenter sur scène des vieillardes et des vieillards... Davantage que de simples « pré-cadavres » ambulants, d’autres présences ont surgi derrière leurs rides, leurs tremblements, leurs oublis et leurs petites infirmités. Comme des chamans, ils et elles ont fait apparaître les fantômes de celles et ceux que j’ai perdus, ou que les personnes que j’aime ont perdus, les êtres « pas encore nés » qui m’accompagnent fantasmatiquement, les ancêtres lointains dont je porte les gènes et dont les affects m’ont été transmis, ou d’autres absents que je fréquente plus ou moins assidument. Car nous entretenons toutes et tous (parfois même sans nous en rendre compte) des interactions réelles ou imaginaires avec quantité d’êtres invisibles et impalpables. Qu’ils soient vieux, jeunes ou sans âge, peu importe : ils agissent sur nous, en travaillant nos gènes, nos souvenirs, nos fictions, nos fantasmes.
Comme nous vivons dans un monde anti-onirique, qui considère que les rêves ne sont pas réels, nous prenons cela rarement au sérieux ! Pourtant, dans les civilisations chamaniques qui ont précédées la nôtre, et dont nous sommes les héritiers, le dialogue avec les morts, les autres animaux, les plantes, les montagnes ou les dieux, était tout à fait possible, et même courant !
À travers ces vieillardes et ces vieillards frémissants, nous célébrons donc cette porosité avec nos ancêtres et nos fantômes, restés parfois coincés ici ou là dans nos vies depuis quelques générations, en attendant que quelque chose libère la charge qu’ils contiennent — en les représentant au théâtre par exemple ! Car comme l’écrit la philosophe Vinciane Despret, « les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux ». C’est donc cet « entretien » (au double sens du mot) qui est devenu le sujet de L’âge de frémir, et les chamans que nous représentons sous les traits de ces vieillardes et de ces vieillards deviennent des interprètes qui rendent visibles ce que nous n’avons pas (ou plus) l’habitude de voir, et qui font exploser l’agentivité de notre mémoire, de notre enfance, de notre origine – ou de notre destin.
Mais ce que j’ai surtout envie d’explorer à travers cette pièce, c’est cette force, ce pouvoir inouï : celui de frémir encore et toujours, quel que soit son âge, et que l’on soit, d’ailleurs, mort ou vivant !
Guillaume Béguin, mars 2025
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