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Note d'intention du metteur en scène Imprimer
Dans son dernier livre, La barque silencieuse, Pascal Quignard note : « Tout le langage en nous, n’étant pas de souche, étant volé, est celui d’un menteur. Nous sommes sans noyau. La langue nationale est acquise veut dire : tout ce qui nous permet de nous différencier est acquis ». Je repense immédiatement à Levé : « J’aimerais écrire dans une langue qui ne me soit pas propre ». Il écrit cela dans Autoportrait. Et, un peu plus tôt : « Je rêve d’une écriture blanche, mais elle n’existe pas ».

A six semaines de la première, après avoir déjà pas mal cherché avec les acteurs, je me demande à mon tour ce que peut être une « mise en scène blanche ». Une mise en scène qui ne serait pas altérée par le passage du temps, une mise en scène qui ne chercherait pas à « faire son intéressante ». Une mise en scène qui n’aurait pas de style. « Il faut faire des choix radicaux », me conseille-t-on souvent : imposer son point de vue, apposer à « sa » mise en scène le sceau de « sa » signature. Mais ce que je cherche ne s’exprime pas, du moins pas à l’aide d’une langue apprise. Ce que je cherche est une forme de secret à moi-même. Ce n’est pas l’expression d’une intériorité à l’aide d’une langue apprise, c’est une traduction. Une traduction « blanche » de ce qui opère en moi quand je lis Levé, une traduction qui s’écrirait avec des lettres (les corps des acteurs), sur une page blanche (un espace et une lumière). Une traduction presque littérale d’une sensation qui n’a jamais réussi – jusqu’à présent – à s’exprimer. Quignard, encore : « Nous avons commencé comme un secret pour personne, muet, embryonnaire, dans le noir ».

Ce que je cherche, c’est peut-être une mise en scène sans noyau. Ou dont le noyau resterait à jamais incompréhensible, incohérent et informe. Je ne veux pas produire du sens. Je veux aller au-devant de moi, et amener mes acteurs à aller au-devant d’eux-mêmes, comme Levé l’a peut-être fait lui-même en écrivant son Autoportrait. Le risque, bien entendu, est de ne trouver personne, tout au bout du compte. C’est-à-dire de découvrir que tout se qui nous concerne, les anecdotes, les souvenirs, les différentes couleurs de notre personnalité, tout cela n’est structuré autour d’aucun noyau identitaire, mais sert seulement à créer une agitation masquant notre absence de colonne vertébrale.

Cela, à six semaines de la première, m’intéresse beaucoup. Cela signifie que je dois tout emporter avec moi. Les textes de Levé, bien sûr, mais aussi les corps de mes cinq acteurs, leur humour, leur tension, leur douceur et leur engagement. Leur perte, leur-visage-qui-n’existe-pas, leur salto arrière et leur salto avant. Leurs questions et mes absences de réponse. Je dois prendre tout ça et créer un monde sauvage, un monde qu’on ne reconnaît plus, un monde dont on ne sait peut-être plus les règles. Cela donnera peut-être un chaos, mais le chaos est la seule forme qui ressemble vaguement à ce que nous avons au fond de nous. Toute tentative d’organisation se structure autour d’un centre ou d’une hiérarchie : il y a un début, il y a quelque chose de premier. Or, il n’y a peut-être pas de début. Il n’y a peut-être pas de centre. C’est ce que Levé fait sentir à travers Autoportrait et plus tard Suicide. Ce qui me permet de dire « je » n’est pas à moi.

Sarah Kane écrivait, à la fin de 4:48 Psychose : « C’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit ».

 
 
« Il y a deux exils : l’intérieur et l’extérieur. Le troisième, c’est la mort. »

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