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Note d'intention du metteur en scène Imprimer
J’ai été frappé par un sondage réalisé en 2005 indiquant que 64% des Suisses disent croire à une vie après la mort. Alors que les églises se vident et que notre société matérialiste et technologique semble tenir de plus en plus la mort à distance, deux tiers de la population veut croire que la naissance et la mort ne sont pas le début et le terme de la vie mais seulement des « passages » vers une autre forme d’existence. C’est précisément le thème de Matin et soir, où Jon Fosse explore cette question de « l’avant » et de « l’après ». Peter, l’ami de Johannes qui est venu le chercher pour l’emmener dans « l’après » se méfie des mots, et de toute tentative d’explication trop simpliste. Il indique seulement que là où ils vont, « il n’y a pas de toi et de moi ».

C’est en effet là la force de ce récit, qui, par sa forme même, suggère que les identités glissent les unes dans les autres. Comme le suggérait David Hume dans son Traité de la nature humaine, « l’humanité n’est rien d’autre qu’un paquet ou une collection de différentes perceptions, qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable rapidité et sont en mouvement et en changements continuels ». Matin et soir ressemble bien à une « collection » de sensations qui se succèdent, sensations qui ne sont plus tout à fait rattachées à un sujet : on ne sait plus finalement qui ressent, par contre on sait ce qu’on ressent. C’est ce que semble nous dire Jon Fosse, « il n’y a pas de toi et de moi ». La notion d’individu, sur laquelle chacun se construit, est balayée. Si on accepte cette idée, la mort devient alors extrêmement dérisoire : puisqu’il n’y a pas de toi et de moi, qui meurt ?

Ainsi, l’identité du corps, marqué par sa propre finitude, revêt une importance moindre que toutes les sensations qui la traversent et qui lui survivront. Les trois acteurs qui s’emparent du texte de Matin et soir ne représentent donc pas chacun un personnage du texte, mais chacun un pôle de sensations, prenant en charge chacun une partie du récit, une partie de la « collection » de sensations, pour la laisser glisser délicatement, entre eux et entre les spectateurs.

Et comme le texte nous parle de l’existence, chaque mot prononcé doit être lourd de tout son poids, de toutes ses sonorités, il doit exister d’abord en tant que mot avant que chacun traduise ce qu’il signifie. Le texte n’est donc proféré qu’aux limites… limite de l’audible, limite de la compréhension, de la rapidité, de la lenteur. Ainsi, sans passer par l’intellect, il vient toucher directement les spectateurs… comme la musique ou les vérités insaisissables. Matin et soir est joué dans les suspensions, entre les mots qui tombent et retombent, dans les silences de l’existence.

 
 
« Le dialogue avec les morts ne doit pas cesser tant qu’ils n’auront pas rendu la part d’avenir enterrée avec eux. »

Heiner Müller, Fautes d’impression