Il y a plusieurs drames dans Les nuits enceintes, qui se conjuguent et se font écho. Ces drames d’amour et de destruction interrogent notre relation à l’histoire et à la Terre sur laquelle nous vivons. Ils nous violentent et s’adressent à nous dans des langues que nous ne reconnaissons pas toujours. Car l’histoire trace ses sillons sous les strates de la croute terrestre, dans les méandres de nos cerveaux, dans le codage des gènes parfois muets dont nous héritons… Nous ne savons pas toujours lire ces messages, interpréter leurs échos ou démêler leurs expressions des choix délibérés que nous faisons par ailleurs. Et c’est d’autant plus difficile lorsque la période est troublée, comme aujourd’hui. De toute évidence nous sommes en train de nous faire attaquer. De toute évidence nous sommes en train de nous faire dévorer, tout comme nous dévorons les ressources de la Terre, que nous rendrons bientôt invivable, non seulement pour nous, pour nos enfants, mais pour beaucoup, beaucoup d’êtres vivants, pendant des siècles.
Dans mon théâtre les drames agissent sur l’intimité des personnages et simultanément ils mettent en lumière un processus historique à l’œuvre depuis des siècles. Je ne veux jamais faire l’économie de l’histoire, dont nous héritons ; je ne veux jamais faire l’économie de l’intime, car c’est dans cette chambre de résonance que peut poindre une révolte ou pousser les graines d’un renouveau du monde. Mon théâtre est donc à la fois très concret, et très métaphorique. On s’attache au présent du drame, et simultanément on est invité à lire une histoire plus large. J’aime le théâtre qui se déroule dans les interstices. Qui fait parfois le grand écart. Dont la beauté éclate violemment ici ou là, laquelle se retire aussitôt pour apparaître dans un champ plus vaste. Jon Fosse, un auteur que j’ai beaucoup fréquenté, dit que la vérité qu’il recherche se trouve « entre, oui, entre, dans presque tous les sens du mot : entre le nom et ce à quoi il renvoie, entre le privé et le public, entre le particulier et l’universel, entre le vivant et le mort, entre la loi et le crime, entre le tragique et le comique… »
On peut donc lire Les nuits enceintes comme l’histoire de six personnages en quête d’amour et d’une juste relation au monde. Mais on peut aussi voir dans Les nuits enceintes la métaphore de notre histoire collective, celle d’une période, la nôtre, où ses héros — nous — sont tenus, sous peine de mort, d’inventer une nouvelle relation à la Terre. Et cette nouvelle écologie passera obligatoirement par une nouvelle écologie des relations interpersonnelles, et des nouveaux récits que nous nous adressons à nous-mêmes pour nous réinventer.
Les nuits enceintes est une pièce-somme dans laquelle j’ai mis tout ce que je recueille, ressens, et comprends du monde d’aujourd’hui. C’est une pièce-poubelle, une pièce-décharge, une collection de tous les débris, de tous les coquillages et de toutes les reliques du capitalisme auxquelles je suis encore (un peu) attaché et que j’essaye de structurer pour m’en sortir.
Car je veux m’en sortir. Comme Victor, l’enfant disparu de ces nuits enceintes, je rêve de revenir dans ma forêt primitive, dans ce jardin où je pourrais vivre comme un animal, un chasseur, un cueilleur, ou peut-être même une proie. Comme David, je rêve de quitter la ville asséchée où je vis, je rêve de réinventer l’amour, je rêve de vivre sans argent, sans dépendre de la propriété, sans modèle patriarcal obsédant et obsolète. Comme Sam, je rêve d’un monde où l’on ne serait pas fasciné par la réussite et par l’expansion, je rêve de nouveaux récits séduisants capables de mettre en scène une relation à un monde aux ressources limitées. Comme Mélisande, la force réactionnaire de la pièce, je suis furieusement arrimé à mes origines que j’ai peur de voir disparaître. Comme le jeune Maxime, je suis extrêmement fâché contre les forces immobilistes et réactionnaires au pouvoir, et il m’arrive de retourner cette fâcherie contre moi-même. Comme Lou, j’aimerais croire que la technologie et la science nous sauveront. Comme Petit Moujik, je fais ma petite cuisine, je rêve aussi de m’en sortir par la petite porte, je rêve de tisser une nouvelle union intime et secrète à la Terre.
J’ai écrit cette pièce pour ces six actrices et acteurs-là : Pierre, Julie, Lou, Romain, Claire et Maxime. Je les ai convoqués dans mon imaginaire et je me suis mis à l’écoute de leurs agissements, de leur musique en moi. Bien sûr, les personnages ainsi nés ne sont pas eux. Mais ce ne sont pas non plus totalement des étrangers, comme le seraient de vrais personnages, Ophélie ou Tarzan par exemple. À nouveau, il s’agira pour ces actrices et ces acteurs de jouer à être eux-mêmes et pas tout à fait eux, il s’agira d’apparaître et de disparaître tout à la fois, il s’agira, comme le dit encore Jon Fosse, « d’être ni trop, ni trop peu soi-même », il s’agira « d’exister dans un lieu insaisissable entre le deux ».
Aujourd’hui, au moment de commencer à répéter ces drames entremêlés — le petit et le grand, l’intime et le politique, le lucide et le rêveur — je m’apprête à explorer un nouvel intervalle, je m’apprête à me glisser dans la peau du metteur en scène, et à me dépecer de celle de l’auteur. Je m’apprête à être encore un peu moi-même, et à disparaître, en attendant peut-être de vivre une nouvelle écologie des êtres et de l’être, et une relation enfin durable au monde.
Guillaume Béguin, 25 novembre 2021
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