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Note d'intention du metteur en scène

À la naissance, l’homme est l’animal le plus inapte. C’est celui dont le chemin sera le plus long jusqu’à l’autonomie ; tout juste né, il n’est presque bon à rien. S’il veut survivre, l’homme est condamné à apprendre par l’imitation, à développer son intelligence, à déduire, à imaginer. Il doit se créer sans cesse, sans quoi il stagne et meurt. Dépourvu de « noyau » immuable en lui, gravé dans ses gènes, qui régirait tous ses comportements, l’homme en tant qu’homme n’est, comme l’écrit Lucien Malson, le spécialiste des enfants sauvages, « qu’une éventualité ». Une éventualité. Pas même une promesse.

Cette question (l’absence de noyau – et tous les vertiges que cela peut générer lorsqu’on en prend conscience) est au centre de mon travail depuis ma mise en scène d’Autoportrait/Suicide d’Édouard Levé, en 2010. Plus tard, en 2013, avec Le baiser & la morsure, je suis remonté aux origines. Celles de notre espèce, mais aussi celles de l’homme en tant qu’individu. Même si nous n’avons pas de noyau, nous sommes tous issus d’une nuit sans langage au cours de laquelle nous avons été conçus. C’est cette « obscurité fondatrice », sauvage, où les mots laissent place aux cris et aux grognements, que le spectacle cherchait à évoquer, à travers la métaphore des grands singes et de leurs activités presque humaines et pourtant totalement animales.

Jusqu’ici je me suis concentré sur l’individu humain, le saisissant comme un objet d’étude indépendamment de la société dans laquelle il s’inscrit. Il est temps pour moi de m’intéresser aux groupes, aux sociétés humaines et à leur construction. C’est le thème du Théâtre sauvage.

Selon René Girard, au tout début du monde (en tout cas au début de l’histoire des Hommes), il y a un meurtre. Caïn tue Abel, par exemple. C’est à partir de ce meurtre fondateur que tout s’organise, que les civilisations se créent. Que l’on soit d’accord ou non avec la vision de René Girard, il est certain que la maîtrise de la violence est un des enjeux majeurs de toutes les sociétés. Alors que les premiers hominidés ont quitté leur forêt originelle pour investir la savane, ils ont vu, peu à peu, leur cerveau se développer considérablement. La suprématie du néocortex sur le reste du cerveau leur a progressivement permis de réprimer leurs instincts, auxquels ils se soumettaient auparavant sans réfléchir. Si, instinctivement, ils ne violaient pas leurs petits ou ne tuaient pas leurs parents, ils sont désormais capables de transgresser ces interdits. Ils sont capables de développer des stratégies et de concevoir des armes facilitant la mise en œuvre de ces terribles desseins. Afin d’éviter aux individus de s’entretuer, ce qui aurait sonné le glas des sociétés humaines et donc de l’espèce, les Hommes sont parvenus à véhiculer des légendes et des mythes, qui servent de garde-fou : ceux-ci mettent en scène des divinités et des héros funestes qui transgressent les lois du « vivre ensemble ». Par exemple, le mythe de Caïn et Abel, au cours duquel le fils de premier homme tue son frère par jalousie. Ou celui du roi légendaire (Œdipe) qui tue son père et couche avec sa mère. C’est la répétition de ces récits à des moments-clé de la vie de nos ancêtres qui leur aurait permis de ne pas s’entretuer, et d’éviter trop de désordre social.

Aujourd’hui, plus de 100 000 ans plus tard, c’est toujours grâce à la culture que l’espèce humaine parvient – tant bien que mal – à se maintenir éloignée de la sauvagerie la plus totale. De tout temps, le théâtre a joué un grand rôle dans cette fonction (créer du « commun », favoriser les valeurs humanistes et démocratiques propres à nos sociétés), et notamment dans la Grèce antique, là où la démocratie a été « inventée ». Aujourd’hui encore, c’est une des missions que l’on assigne régulièrement au théâtre, ou à la culture en général. Selon Edward Bond, le rituel du théâtre serait même au cœur de la démocratie, et aurait pour fonction non seulement de « créer de l’humanité », mais surtout de montrer aux hommes comment leur humanité est créée, et par là même combien elle est fragile. Pour Le Théâtre sauvage, nous allons nous inscrire dans cette vision. Mais en lieu et place des mondes contemporains ou apocalyptiques chers à Bond, nous allons retourner aux origines du monde, à une période lointaine au cours de laquelle les hominidés ont inventé les mythes et fondé leur propre culture – c’est-à-dire leur humanité.

Sans forcément recourir à une reconstitution paléontologique rigoureuse, je souhaite, avec l’équipe artistique du Théâtre sauvage, évoquer cette période de l’histoire des Hommes où le théâtre a été nécessaire à la survie de l’espèce. Bien sûr, peut-être que cela ne s’est pas passé comme ça. Mais finalement, ce n’est pas très important. Plutôt que la vérité scientifique, je vois là l’occasion de nous interroger sur le sens de notre pratique de femmes et d’hommes de théâtre ; et peut-être d’offrir aux spectateurs l’opportunité de comprendre pourquoi ils vont au théâtre.

 
 
« Le constat, c’est que les humains modernes ne supportent pas le représentation des violences que, dans le monde, ils laissent commettre et dont parfois ils sont – ils ne veulent pas le voir – directement ou indirectement responsables. »

Claude Régy