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« Je n’y peux rien, rien, putain je n’y peux vraiment rien » – ou comment je comprends le théâtre de Rebekka Kricheldorf

Pour les personnages peints par Rebekka Kricheldorf, il n’y a plus de batailles, ou de révoltes à mener. Il n’y a plus de patrons néolibéraux, de pères oppresseurs ou de société injuste contre lesquels les individus broyés doivent se démener. Tout cela, c’est fini. Non pas qu’une quelconque révolution n’ait été gagnée. C’est le concept même de révolution qui n’existe plus. L’idée d’embrasser une utopie a été jetée aux oubliettes. Alors que presque partout en Europe, la gauche s’est convertie – quelquefois depuis longtemps – au libéralisme économique, alors qu’aujourd’hui les ouvriers et les employés ne votent plus à gauche, mais pour une droite extrême, décomplexée ou populiste, il restait encore une petite niche d’êtres humains, qui, sans être forcément engagés, cultivaient certains idéaux. Héritiers des combats libertaires post-soixante-huitards, bénéficiant d’une bonne éducation et d’un relatif confort économique, ils avaient foi en l’humanité et en sa faculté à progresser. Comme Verchinine dans Les Trois Sœurs, dont Villa Dolorosa (2009) emprunte la trame et certains des personnages, ils pensaient que si l’on « additionnait l’amour du travail à l’instruction, et l’instruction à l’amour du travail », il était possible de rêver à un monde plus juste et plus équitable, où chacun pouvait trouver sa place et obtenir les outils lui permettant de  construire sa vie en toute liberté.

L’intention de Kricheldorf, telle que je la comprends, consiste à démontrer que cette dernière niche de population, ouverte et cultivée, est en train de se refermer sur elle-même. La notion du collectif, l’idée de l’appartenance à une communauté, à un groupe social, tout cela disparaît peu à peu de son champ de préoccupation. Exercés à théoriser sur l’évolution de la société, mais incapables de la regarder vraiment et encore moins de s’y inscrire, ces nouveaux petits-bourgeois souffrent, comme leurs lointains aïeuls tchekhoviens, de ce que leur vision du monde n’est plus en phase avec la réalité. Ce qui devait amener du progrès social, intellectuel et économique ne produit plus que de la solitude et de la misère. Alors, au lieu d’imaginer de nouveaux outils, au lieu de se débattre pour faire évoluer leurs modes de pensée et d’action, ils s’enferment sur eux-mêmes, dans leur niche, pour laquelle leurs valeurs obsolètes fonctionnent encore un tout petit peu, pour un temps encore, tant bien que mal.

Chez Tchekhov, le constat était à peu près le même. Là aussi le monde avait changé, ou était en train de changer, et personne ne s’en apercevait, ou ne voulait s’en apercevoir. Là aussi, l’ancien monde mourait de son incapacité à envisager et à comprendre l’échec dans lequel il s’était lui-même engouffré. Mais lorsqu’Irina, Macha et Olga, à la fin des Trois sœurs, continuaient de penser que tout irait mieux demain, que plus tard « on comprendra[it] pourquoi l’on vit, pourquoi l’on souffre », elles concluaient qu’en attendant il fallait « travailler ». Et Verchinine croyait encore aux vertus de la « philosophie ».

Le regard porté par Rebekka Kricheldorf est beaucoup plus acide. Dans Villa Dolorosa, c’est la possibilité même de produire un discours sur le monde, ou sur sa propre vie, qui semble avoir été abandonnée. Dans la dernière scène, d’une ironie extrême, les trois sœurs se parodient elles-mêmes, citant les dialogues qu’elles ont répétés tout au long de la pièce, comme des leitmotive. Rien ne semble plus avoir de sens. Ce qui devait nous servir à construire une pensée, et donc une relation au monde, cet outil indispensable – le langage – semble lui-même caduque : « À l’occasion de mon anniversaire, j’ai saisi l’opportunité pour réfléchir un peu sur ma vie, ironise une dernière fois Irina, et j’en suis arrivée au résultat suivant ». Et lorsque ses sœurs, pour toute réponse, poussent un gémissement ennuyé, Irina conclut : « Bon ben, alors, non ».

 

* * *

 

Un pas de plus est franchi avec Extase et Quotidien (2012). L’auteure s’empare cette fois-ci des codes du théâtre de boulevard. La quête de bons mots remplace ici tout développement d’une pensée, et il est moins que jamais question de visées politiques, ou de bouleverser le public dans son système de valeurs.

Le langage n’étant plus utile à la réalisation de soi, au développement de sa propre intériorité, et moins encore à changer le monde, on ne cherche plus, même désespérément, à créer du sens. « L’idée d’être adulte n’est plus appropriée pour une société comme la nôtre », annonce très tôt Janne, le personnage principal de la pièce. Dès lors, on se réfugie dans une enfance éternelle, et pour rendre le quotidien moins morne, on collecte quelques petits moments d’extase. Pour cela tout est bon : le sexe mécanique, la drogue, le divertissement stérile ou commercial, la recherche vaine d’une sensation forte. Et si l’on échange encore des mots entre individus, ce n’est ni pour se construire, ni pour partir à la découverte de l’autre, mais pour ricaner ou se révolter stérilement contre les épreuves que la vie nous inflige ô combien injustement.

Mais Rebekka Kricheldorf ne contente pas d’utiliser les codes du boulevard pour déverser sa petite ironie sur notre monde. C’est le théâtre en lui-même, en tant qu’événement collectif, dont elle s’empare. Extase et Quotidien est en effet une machine bien huilée – en tout cas dans un premier temps. Une forme « d’extase collective » se produit durant la première partie, le public étant confronté à ce qu’il connaît de la médiocrité des personnages égoïstes et névrosés dans lesquels chacun ne peut que trop se reconnaître (rire de ses propres névroses est d’ailleurs extrêmement jouissif). Peu à peu cependant, et après avoir longtemps déroulé sa mécanique implacable, il me semble que la pièce se met à subir un effet de « patinage », comme si la drôlerie des situations, la brillance et l’irrévérence des dialogues ne produisaient plus l’effet escompté.

Cela correspond au moment où, dans Extase et Quotidien, le jeune quadragénaire Janne, qui s’accroche désespérément à son enfance par peur de souffrir depuis le début de la pièce, va enfin parvenir à devenir adulte. Mais ce sera au prix du sacrifice de son monde intérieur, auquel il va totalement renoncer pour se réfugier dans une normalité décérébrée. Nul doute que Rebekka Kricheldorf ne croit pas à la valeur de cette mutation, qui ne consiste pour Janne qu’à embrasser davantage la société de consommation en s’achetant des meubles préfabriqués et en réservant des vols « low cost » sur Internet.

Il y a, à ce moment de la pièce, quelque chose de remarquable qui survient : la mécanique du boulevard est elle-même prise au piège, ne parvenant pas à rendre compte de cette évolution intérieure. L’immuabilité des personnages et des valeurs qu’ils incarnent étant intrinsèque à ce genre théâtral, c’est le genre lui-même qui s’accuse. C’est le genre lui-même qui vole en éclat.

En dissolvant son moi dans la société de consommation, il me semble que Janne détruit surtout toute possibilité de nous identifier à lui. Ce n’est plus le langage qui devient caduque, comme dans Villa Dolorosa, c’est la notion même de l’autre. En face, il n’y a plus personne. Mais lorsqu’il n’y a plus personne en face, ce n’est pas forcément le théâtre qui disparaît. Un autre théâtre, une autre manière de se théâtraliser, d’apparaître devant le monde, peut enfin être envisagée.

C’est donc moins le boulevard en particulier que le théâtre en lui-même, en tant qu’événement collectif destiné à représenter le monde, que Rebekka Kricheldorf souhaite questionner. S’étant emparée d’une forme théâtrale trop légère, elle a tendu un piège aux spectateurs et à elle-même : il n’y aura pas, à la fin, la résolution tant espérée, parce qu’il ne peut pas y en avoir. Le genre ne le permet pas. L’art théâtral en lui-même est amené à se renouveler : le spectacle désespéré de l’homme incapable de vivre une véritable évolution ne suffit plus. Il ne produit plus « d’extase ».

« Je n’y peux rien, rien. Putain, je n’y peux rien », est la dernière réplique de la pièce. En effet, même si le théâtre de nos petites névroses auquel nous aimions assister est complétement détruit, même si la célébration de la médiocrité humaine devant laquelle nous aimions nous esclaffer n’a plus lieu d’être, nous sommes encore là. Nous n’y pouvons rien. Tout a échoué : la gauche a capitulé, l’Europe s’est vendue, les utopies sont mortes. Pourtant, nous sommes encore là, encore vivants, encore spectateurs, encore acteurs de notre vie… et nous n’y pouvons rien.

Une fois cet échec avoué, que peut-il se produire encore ? Si le langage est devenu obsolète, si l’être a dissous son moi, si le théâtre s’est épuisé de lui-même, que peut-il advenir ?

Changeons de paradigme.

Un être qui a renoncé à devenir sujet pourrait apparaître sur la scène. L’acteur dans sa seule présence. Un être qui parviendrait à se définir et à se partager sans s’accrocher désespérément au théâtre de ses petites névroses pour se sentir vivant. Un être qui « n’y pourrait rien », mais pour lequel ce ne serait pas forcément un échec. « Je ne veux pas me trouver. Je veux me perdre. Je veux sortir de moi », déclare à un moment Janne.

Sortir de soi. Vivre une extase, au sens presque mystique du terme.

N’y a-t-il pas, dans ce désir, le début de « quelque chose » ? N’y a-t-il pas, dans cette aspiration, un germe profondément révolutionnaire ?

 

Guillaume Béguin, 29 mai 2015